La politique peut-elle se passer de la fiction

April 27, 2018 | Author: Anonymous | Category: N/A
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Présentation générale du chapitre « la politique »

Qu'est-ce que la politique ? Par politique il faut entendre la dimension de ce qui est commun, de ce qui est mis en commun, par opposition au privé ou au particulier (politique vient de polis, la cité qui, au sens grec du terme, désigne l’ensemble des citoyens, des hommes libres déterminant eux-mêmes les modalités de leur vie commune). La polis grecque, formée le plus souvent d’une réunion de plusieurs villages, était une forme d’organisation de la vie en commun dans laquelle des citoyens libres s’engageaient à vivre selon des règles communes (lois). Il n’y a donc pas de cité sans lois, et pas de lois sans institutions qui les fondent. En un sens plus large, la politique désigne donc tout ce qui se rapporte à l’organisation de la vie collective, à la meilleure manière d’organiser la cité et donc à l’exercice du pouvoir. La politique est l’art de gouverner la cité, de diriger l'État (notion d’Etat). Il convient de distinguer le politique et la politique. La politique est l'action qui consiste à organiser le politique par des lois, des institutions, un Etat. La politique désigne l'activité des gouvernants (ceux qui gouvernent, conduisent les hommes, par exemple, chez les Athéniens, le citoyen libre); le politique est l'organisation des gouvernés dans leur rapport avec les gouvernants, mais aussi l'espace public. Le politique est la présupposition de la politique : il n'y a pas de vie politique sans la constitution préalable de l'espace politique dans lequel elle peut se déployer; toutes les actions politiques visent à construire et à préserver cet espace public. Aristote définit l’homme comme un « animal politique » (zoon politikon) : « L'homme est par nature un animal politique, et celui qui est hors cité, naturellement et non du fait des circonstances, est soit un Dieu, soit une bête - sans parents, sans lois, sans foyer» (Politique, I, 2 p. 90). L’homme est au moins un animal social qui ne peut vivre en autarcie, même s’il n’est pas toujours très sociable, ni toujours très « civil ». Certes, d'autres animaux vivent en sociétés organisées – les animaux dits grégaires, les abeilles, les fourmis, par exemple. Mais ces insectes sociaux ne peuvent pour autant pas former véritablement une polis car « Seul parmi les animaux, l'homme a un langage » (la société, les échanges). Les animaux ont des cris qui permettent d'exprimer des émotions ou des informations vitales. Mais le langage humain est producteur de valeur : il existe « en vue de manifester l'avantageux et le nuisible, et par suite le juste et l'injuste ». L'homme n'a pas seulement besoin des autres pour vivre; la vie des communautés repose sur un ordre de valeurs que seul le langage peut manifester. L'homme est un animal politique au sens où il vit dans une cité, parle, pense, fabrique des outils, etc. Une communauté politique véritable n'est donc pas seulement une communauté de besoins, d'intérêts : c'est une communauté ordonnée selon la justice qui permet l'articulation du politique et de l'individuel. Si l'homme est « par nature animal politique », Aristote oppose la nature virtuelle - les potentialités -, et la nature actualisée grâce à l'éducation et aux lois (cf. repère : « en acte / en puissance »); il n'y a pas de sens pour lui à parler d'une nature humaine qui existerait indépendamment de la société. Il ne suffit donc pas d'être humain pour être apte à être citoyen et bon citoyen. L'homme ne « naît pas libre », il le « devient » par les lois et de l'éducation. Le but fondamental de la politique est donc de rendre les

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citoyens vertueux. Le fondement de tout corps politique est l'égalité grâce à la loi - condition d'une véritable amitié entre les citoyens. L'unité véritable se fonde sur les liens d'amitié qu'il peut y avoir entre les citoyens vertueux qui se considèrent entre eux comme égaux. Dans le lien social véritable, il y a une exigence de réciprocité, de bienveillance réciproque qui, seule, permet d'unir durablement les individus. C'est donc seulement lorsqu'existent des institutions politiques qu'une véritable vie en commun peut s'instituer grâce à la confiance et au respect que leur légitimité peut inspirer. C'est pourquoi l'art politique est crucial, car avec l'injustice et l’impéritie viennent la discorde, la méfiance et la violence. En ce sens, la politique apparaît comme la condition de l’établissement de la légalité et de la justice nécessaires à la vie en commun des hommes (la justice et le droit). Comment dès lors organiser la Cité la plus juste qui soit ? A quelles conditions une cité juste peutelle être formée ? Mieux : quel est le meilleur régime politique possible (= le plus juste) pour administrer les sociétés humaines ? Peut-on ainsi considérer que la démocratie est le meilleur des régimes politiques malgré ses défauts ? Dans ce chapitre, les notions que nous aborderons (la société et les échanges, l'État, le droit et la justice) sont solidaires les unes des autres : une société est avant tout un système d’échanges entre individus, et la fonction de l'État est de réguler ces échanges à l’aide du droit pour garantir la justice.

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Séance 1 : L’ETAT, LA POLITIQUE La politique peut-elle se passer de la fiction ? Œuvre de lecture suivie pour le second groupe d'épreuves du baccalauréat : Trois discours sur la condition des Grands de Pascal Repères : « origine / fondement », « En fait / en droit », « Légal / légitime » Occurrences en problématisation : « Le langage », « La justice, le droit », « La liberté »

INTRODUCTION Nous avions défini la politique comme l’art de gouverner la cité, de diriger l'État. Le mot « Etat » vient du latin status, du verbe stare, qui signifie littéralement « se tenir debout, être installé, tenir ferme». Status désigne en latin ce qui est mis en place par une décision, ce qui est institué donc, et par extension le statut ou le rang social, juridique ou moral (la dignité de citoyen, de magistrat, la condition sociale, par exemple). Il est d’usage d’écrire le mot État avec une majuscule afin de marquer la supériorité de ce pouvoir de l'État par rapport aux autres pouvoirs qui s’exercent dans le cadre de la société. L’analyse de l’étymologie indique que l'État a quelque chose à voir avec le terme d’institution : la fonction de l'État serait d’instituer la société, de l’aider à tenir debout. L'État s'est posé et se pose à partir de sa distinction d'avec la société. La société est le lieu où se déploient les intérêts particuliers des individus et des groupes d'individus. L'État est dès lors supposé constituer le lieu de l'intérêt général ou du bien commun qu'il fait prévaloir sur les intérêts sectoriels. L'État aurait alors pour fonction de maintenir l’unité de la société en contenant les volontés des particuliers qui par la poursuite exclusive de leurs intérêts particuliers suscitent des dissensions qui mettent en danger le lien social. La notion moderne d'État ne se forme qu’à partir du moment où l’on a commencé à distinguer nettement les rapports d’autorité concernant les affaires communes et les rapports privés entre des individus. L’idée d'État suppose donc un pouvoir et une personnalité juridique qui s’affirment comme étant au-dessus des volontés particulières de ceux qui commandent. Du coup, l'État désigne l'ensemble des organes politiques, administratifs, juridiques et des institutions appartenant à une société organisée. On peut le dire autrement à la façon de Kant : «Un État est la réunion d'une multiplicité d'hommes sous des lois juridiques» (Doctrine du droit, §45). L'État prend donc la forme d'un ensemble de services et d'administration chargés en principe de réaliser dans toute une série de secteurs (sécurité sociale, éducation nationale, police, armée, santé, fiscalité, etc.) ce qu'exige le bien commun. La politique entendue comme l’art de diriger l’Etat apparaît donc comme la condition de l’établissement de la légalité nécessaire à la vie en commun des hommes. Mais d’où l’Etat tire-t-il sa légitimité propre ? Qu’est-ce qui distingue le légal du légitime ?

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Repère : « Légal / légitime ». Est légal ce qui est conforme à la loi. La conformité implique le simple respect extérieur de la loi quelle que soit l’adhésion intérieure à cette obligation. La légalité est donc la simple conformité d’un acte, d’une décision, d’un règlement à la loi juridique. Est légitime tout comportement, toute pratique, tout discours ou jugement dont celui qui en l’auteur peut être considéré comme étant en son bon droit. La notion de légitimité, à la différence de celle de l’égalité contient une dimension morale ou intellectuelle. La légitimité suppose l’existence d’une norme à partir de laquelle on peut évaluer ce qui est au nom de ce qui doit être, - norme qui est un objet d’obéissance, de respect. La notion de légitimité se rattache donc à une idée de justesse, de justice, de droit. La légitimité définit le politique puisqu’il s’agit pour l’autorité politique de se faire respecter et reconnaître afin d’être obéie. Pour quelles raisons, en effet, les citoyens d’un État doivent-ils se soumettre aux lois ? A quelles conditions les individus ont-ils pu accepter de se soumettre à des règles communes ? Pour qu’une communauté politique fonctionne correctement, il ne suffit pas, en effet, que les membres de cette communauté se contentent de respecter les lois, c’est-à-dire d’agir en toute légalité. Il faut que cette communauté s’entende sur des valeurs qu’elle va s’attacher à défendre et à promouvoir. En sorte que pour assurer l’effectivité du politique, il convient de recourir à une dimension morale et, on va le voir, imaginaire, permettant de fixer les limites de la légitimité de la contrainte. En clair, un Etat ne peut fonctionner, c’est-à-dire être reconnu comme légitime, que sur la base d’options morales, comme on le voit, par exemple, dans les Etats modernes, avec les droits de l’homme. Le problème de la légitimité de l’autorité politique suppose ainsi que l’on s’interroge sur le fondement de cette autorité. La question se précise : qu’est-ce qui fonde l’autorité politique de l’Etat ? Il convient de différencier ici le fondement et l’origine (cf. repère) : se demander ce qui fonde la légitimité de l’Etat n’est pas la même chose que s’interroger sur son origine. En effet, l’origine désigne la condition de possibilité d’un phénomène, son principe d’être, sa source (par exemple, on dit de Dieu qu’il est à l’origine du monde au sens où Dieu ne fait pas partie du monde - il est d’une nature transcendante-, puisqu’il est ce qui provoque l’existence du monde). L’origine désigne aussi la première apparition d’un phénomène, ce qui lui a donné naissance. L’origine a donc soit un sens chronologique, soit un sens géographique ou topographique (la provenance : un produit du terroir « d’origine contrôlée », par exemple), soit un sens logique (l’origine d’un phénomène est sa cause). La notion de légalité a donc partie liée avec celle d’origine : la légalité est bien ce qui est à l’origine d’une loi ou d’un règlement. Le fondement renvoie à la légitimité, c’est-à-dire au droit. Lorsqu’on se demande, par exemple, si sa peur est fondée, on cherche moins à savoir quelle est son origine chronologique, d’où elle vient, qu’à en connaître le motif, la raison. Ainsi parle-t-on d’une rumeur sans fondement : la rumeur existe certes, elle n’est pas sans origine, mais on veut dire par là qu’elle n’a pas de raison d’être, de source objective. Cette distinction du fondement et de l’origine recoupe celle du fait et du droit (cf. repère : « en fait / en droit »), du légal et du légitime : l’origine concerne le fait dans sa dimension chronologique, le fondement a trait à la légitimité d’un phénomène, au droit qui le fonde. Le légal se rapporte au fait, tandis que le légitime a partie liée avec le droit. Le fait est la situation effective, la réalité telle qu'elle est, ce qui a lieu effectivement ou ce qui a eu lieu. Le droit renvoie à la sphère du juste, du légal ou du légitime. Ce qui est ne doit peut-être pas l'être, ce qui a été fait n'est peut-être pas légal ou prévu par la loi ; ce qui doit être n’est, n’existe peut-être pas encore. De même ce qui est légal n’est pas forcément

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légitime (exemple de la violence, du racisme). Inversement, ce qui est légitime n’est pas toujours légal (il peut être légitime d’aider quelqu’un qui souffre à mourir, mais ce n’est pas forcément légal dans les pays où l’euthanasie est interdite). Quels sont alors les principes qui fondent l'autorité politique ? Pour les uns, ce principe est la force (esclavagisme, colonialisme, guerre); pour d’autres, c’est la nature (droit naturel antique) ou Dieu (droit divin). Pour beaucoup de philosophes avant Rousseau, l'autorité politique est fondée sur un pacte de soumission entre le peuple et un chef dont il accepte l'autorité. Dans tous les cas de figure, l’obéissance à l’autorité politique suppose une croyance en la légitimité de cette autorité, laquelle autorité doit se justifier par un discours rationnel comportant toujours une dimension affective, symbolique, théâtrale. Il n’y a donc pas de politique effective sans une construction imaginaire et fictive, que ce soit sous la forme de l’utopie, de l’idéologie, de fantasmes et croyances de toute sorte. Pas de politique donc sans fiction. La politique est le lieu par excellence de la fiction, le lieu de rapports multiples entre le réel et le fictif. Mais que faut-il entendre au juste par fiction ? La fiction désigne une construction de l'esprit consciemment éloignée de la réalité, un fait créé à partir de son imagination, mais aussi la feinte, l'illusion, le leurre, la fable, le récit ou le roman d'un peuple, d'une Nation, voire de l'humanité. Mais la politique peut-elle se libérer de la fiction ? Est-il possible d'éradiquer la fiction en politique ? Peut-il y avoir commandement, gouvernement, autorité et obéissance sans recours à la fiction et donc à l’imaginaire ? Le pouvoir politique peut-il s’exercer nu, à froid en quelque sorte, sans discours ? Si la politique semble avoir pour fin d'empêcher la violence ou, tout au moins, de la contenir, de la canaliser, de l'utiliser en vue de l'exercice et de la conservation du pouvoir, la fiction n'est-elle pas ce qui permet à la politique de contenir cette violence ? I) FIGURES POLITIQUES DE LA FICTION Les figures politiques de la fiction se déploient dans quatre registres différents mais complémentaires : celui de l’exercice du pouvoir et du gouvernent ; le registre proprement institutionnel ; le registre du savoir ; enfin, celui du récit. A) FICTION ET GOUVERNEMENT Premier registre des figures politiques de la fiction : celui de l'exercice du pouvoir, de la politique du gouvernement. L'art de gouverner est un art de dissimuler, voire de simuler. Qui ne sait pas dissimuler ne sait pas régner. La dissimulation est conçue comme compatible avec la morale, tandis que la simulation est considérée comme tromperie manifeste relevant d'un art de feindre et de leurrer incompatible avec les exigences de la morale. Machiavel, Le Prince : la politique fonctionne sur le mode de la fiction-simulation. Retour à la réalité effective des choses, analyse des mécanismes de production de fictions. C'est par la fiction, entendue au sens d'illusion ou de leurre, que le Prince doit régler son gouvernement du peuple. Il s'agit d'une question politique liée à la reproduction des conduites d'obéissance qui assurent le maintien de l'État, laquelle suppose la production de fictions. Les deux composantes de la politique sont alors la force et la fiction, le pouvoir et l'imagination.

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La fiction ne relève pas de la bonne ou de la mauvaise volonté du Prince, mais du fonctionnement même du pouvoir politique : la fiction est une force qui s'associe avec la force militaire, avec la violence. B) FICTION ET INSTITUTION Le second registre des figures politiques de la fiction est institutionnel. La fiction ne signifie plus ici le leurre ou la feinte, mais elle définit la dimension symbolique du politique. Par exemple, une bonne part de l'histoire de la monarchie est construite autour du thème du roi comme image ou lieutenant de Dieu sur Terre. C'est autour de ce point central de l'imaginaire de la monarchie que s'est construite la doctrine des deux corps du roi. Il s'agit d'une fiction, mais non pas d'une tromperie. Il s'agissait de montrer que l'institution monarchique, la royauté, pouvait se maintenir malgré la succession des monarques : le roi ne meurt jamais (« Le roi est mort, vive le roi ! »), alors que les hommes qui se succèdent sur le trône sont tout aussi mortels que les autres. La figure de l'État moderne s'est réalisée à travers la sécularisation de cette fiction. Exemple de Hobbes : doctrine de la personne artificielle de l'État ou de l'homme fictif qui fournit un instrument capital pour comprendre comment l'État moderne s'est détaché comme réalité institutionnelle de l'image du Prince. Des fictions symboliques de ce genre traversent les différents niveaux de la réalité politique. La fiction travaille l'édifice institutionnel et permet de penser sa continuité, sa permanence, voire sa légitimité. C) FICTION ET VERITE Troisième registre qui ne concerne plus la politique sous l'aspect de l'art de gouverner, mais le savoir: le savoir de la politique, la philosophie politique. La philosophie politique qui se donne comme le lieu de la vérité du pouvoir est pleine de fictions. La fiction n'a rien à voir ici avec l'illusion parce que la fiction est utilisée à des fins heuristiques, c'est-à-dire en vue d'accéder à une vérité sur la nature même de la société. C'est ce que dit Rousseau au seuil du Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité : « Commençons par écarter tous les faits... » On trouve plusieurs sortes de fictions : exemple des mythes dans la politique de Platon (ceux de la république, du Protagoras, etc.) : le mythe permet d'accéder à une vérité du politique. Exemple encore du discours utopique : la fiction utopique, loin de s'identifier au leurre, est doublement liée à la vérité : dans la mesure où elle rompt avec une réalité politique de fait qui est de l'ordre du mensonge et de la corruption; dans la mesure aussi où l'utopie présente, à titre d'idéal, l'objet supposé du désir humain. Évoquons enfin ce qui a structuré toute la philosophie politique moderne : les notions d'état de nature et de contrat qui relèvent du régime discursif de la fiction. Aux XVII e et XVIII e siècles, la plupart des philosophes qui entendent penser la socialité humaine se réfèrent à l'hypothèse de l'état de nature. L'état de nature désigne d'abord un état, opposé à la vie civilisée, dans lequel vivrait un homme isolé et séparé de ses semblables. Il signifie ensuite ce qui s'oppose à la société civile : un état d'indépendance et non d'isolement ou de solitude. Etat donc dans lequel se trouvent les hommes avant l'institution du gouvernement civil, lorsqu'ils ne sont encore soumis à aucune autorité politique. La distinction d'un état de nature et d'un état civil permet de poser en ces termes le problème politique :

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comment est-on passé d'un état naturel d'indépendance à l'état civil dans lequel les hommes obéissent à une autorité commune ? Cette notion d'état de nature a un lien étroit avec la théorie contractuelle de l'Etat. Si l'état de nature est un état d'indépendance, nul n'est par nature soumis à l'autorité d'un autre, les hommes naissent libres et égaux. Hypothèse qui s'oppose notamment à la théorie du droit divin (cf. Supra). Si les hommes sont naturellement différents en force, en talent, en intelligence, ces différences ne confèrent pas pour autant le droit d'imposer aux autres sa volonté ou de les soumettre à son autorité. Ainsi nul n'a reçu de nature le droit de commander à autrui, de l'assujettir sans son aveu. Le peuple, dès lors, n'est pas seulement le canal par lequel l'autorité est désignée, mais sa source, l'origine et le fondement du pouvoir. La fiction, on le voit, est ici ce qui permet d'atteindre la nature même des choses (de l'homme, de la société, etc.). La fiction est le lieu même du déploiement de la vérité sur le politique. D) FICTION ET RECIT Le quatrième registre d'intervention de la fiction concerne le récit qui accompagne la politique, l'exercice du pouvoir ou l'action politique et militaire. La politique a besoin de l'historiographie parce que celle-ci préserve la mémoire des actes, des hauts faits, des batailles, des victoires, des défaites. L'historiographie est envisagée ici comme les annales de la fiction, dans le récit de la vie, de la mort, des actions supposées des grands hommes. Le récit de l'histoire d'un peuple ou d'une nation comporte dans ses moments majeurs des fictions qui forgent l'identité nationale. L'histoire de France est pleine de ces fictions : le baptême de Clovis, Jeanne d'Arc au bûcher, les conversions d'Henri IV. Au total, la politique semble ne pas pouvoir se passer de la fiction, que ce soit pour conquérir le pouvoir, l’exercer, le légitimer et donc le conserver. La fiction se décline sous la forme de la dissimulation, de la simulation, du leurre, de la feinte, de l’illusion, mais aussi, plus positivement, du symbolique et du récit. On le voit, la fiction est une composante essentielle de la politique ; la fiction n’est pas nécessairement trompeuse puisqu’elle peut produire des effets de vérité et être ainsi l’auxiliaire utile du discours rationnel. II) LA STRUCTURE DU POUVOIR ET LA FICTION-ILLUSION Mais si le rapport entre politique et fiction est, semble-t-il, nécessaire, pourquoi la fiction occupe-telle une place si importante dans le fonctionnement du politique ? Est-il possible d'éradiquer la fiction en politique ? Il s'agit maintenant d'examiner la fiction dans la structure du pouvoir et l'art de gouverner. A) PASCAL ET LA RAISON DE LA FICTION Problématique : pourquoi la fiction occupe-t-elle une place si considérable dans l’ordre politique ? Est-il possible de supprimer la fiction entendue comme illusion ? Une institution politique quelle qu’elle soit peut-elle exister sans cette illusion ? L’obéissance à l’ordre politique peut-elle se reproduire naturellement ? Pourquoi le peuple obéit-il aux lois ? Pascal entend montrer que la vérité du politique n’est pas dans le politique lui-même. Elle n’est

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jamais immédiatement donnée. La vérité du politique n’est jamais où l’on croit qu’elle est, où l’on dit qu’elle est, où l’on veut nous faire croire qu’elle est. L’ordre politique fonctionne, l’obéissance se reproduit précisément parce que la fiction travaille l’opinion et la croyance du peuple. Mais en quoi cette fiction consiste-t-elle ? En la transformation de la force en justice, de l’usage en droit, de la coutume en loi. Ainsi le peuple n’obéit-il pas aux lois simplement parce qu’elles sont des lois. Il obéit aux lis et respecte les coutumes en raison de l’effet de fiction qui travaille la formation de l’opinion et de la croyance du peuple. Le politique repose, en effet, sur une vérité cachée qui doit rester telle. La vérité cachée est que l’origine de l’autorité politique consiste dans le hasard et l’illusion, c’est-à-dire dans le fait et dans l’ordre de la légalité, et non dans le droit et la légitimité. Pascal entend donc dévoiler l’origine du politique, origine qui consiste à transformer le fait en droit, la légalité en légitimité, l’origine en fondement. Mais pourquoi cette vérité doit-elle demeurer cachée ? Le fondement de l’ordre politique est impliqué dans le commencement, c’est-à-dire dans son origine, c’est-à-dire dans l’acte par lequel la domination s’est constituée : au commencement du pouvoir, il y a l’usurpation, qu’elle soit due au hasard, à l’illusion ou au coup de force. L’institutionnalisation politique qu’opère précisément l’Etat a pour fonction de masquer le hasard ou le coup de force en transformant le fait en droit, la force en justice. La fiction tient donc une place essentielle dans l’ordre politique des lois, des coutumes et des institutions puisqu’il s’agit de masquer le hasard ou la force par leur transformation en droit et en justice. Le commencement du pouvoir doit donc rester caché sans quoi tout ce qui en dérive serait inévitablement bouleversé. La fiction doit ainsi être reproduite, la vérité du politique doit rester cachée car il y va de l’obéissance. En clair, le peuple n’obéit aux lois que parce qu’il les croit justes. En quoi la politique se révèle être, sur le fond, une politique de la manipulation. C’est ce qu’attachent à montrer les Trois discours sur la condition des Grands que nous allons suivre à la loupe. Etude des Trois discours sur la condition des Grands. Cf. étude annexe. B) HOBBES OU LA REDUCTION DE LA FICTION-ILLUSION Par opposition à Pascal, Hobbes (1588-1679) dans le Léviathan tente de définir les conditions d'une institution politique susceptible de supprimer la fiction-illusion. Hobbes entend éradiquer l'effet de fiction comme effet de leurre ou d'illusion. L'idée de Hobbes est que seul un État disposant d'un pouvoir de commander total peut créer la sécurité et réaliser la paix civile. En l'absence d'institutions politiques, à l'état de nature, « l'homme est un loup pour l'homme ». A l'état de nature l'homme est entièrement libre au sens où sa liberté est strictement coextensive à sa force. Son droit de propriété est sans limites dans la mesure où il parvient à s’approprier tout ce qu’il désire. Liberté et propriété sont équivalentes pour tous : chacun ayant autant de droit sur tout que son voisin. La liberté et la propriété étant sans bornes, la conséquence est l’insécurité totale : chaque individu craint pour sa vie. L’état de nature est un état de guerre perpétuelle de tous contre tous. Le passage à l’état de société est alors le fruit d’un calcul rationnel : mieux vaut limiter sa liberté si celle-ci, en retour, est protégée. Le contrat entre les individus d'où va naître l'État ne pourra être qu'un contrat d'aliénation ou d'abdication totale par lequel chacun va transférer à un tiers tout puissant

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l'ensemble de ses droits. « Chacun cède le droit qu'il a sur toutes choses ». Le tiers constitué est l'État dont le pouvoir coercitif rend la société possible. Le souverain (monarque ou assemblée qui peut être elle-même aristocratique ou démocratique), bénéficiaire de ce pacte, n’est lié en aucune manière par les sujets et il dispose d’un pouvoir absolu sur eux. Une fois institué, l'Etat, doué alors d'une vie propre, doit soumettre, sans restriction aucune, tous les individus. L'État se caractérise alors par une triple finalité : il a une fonction représentative : il personnifie les citoyens qui lui ont délégué librement tous leurs droits et leurs pouvoirs; la soumission de chacun à l’autorité souveraine est légitimée; en faisant du souverain leur représentant, c’est à eux-mêmes que les citoyens obéissent; l'État assure l’ordre, c’est-à-dire la protection et la sécurité de chacun; l'État, enfin, est la source unique de la loi : c’est lui qui dit le juste et l’injuste; il n’est de souveraineté qu’absolue. Il reste que s’il ne veut pas susciter révoltes et guerres civiles, le souverain doit néanmoins essayer d‘agir de manière raisonnable et ne pas se laisser guider par l’arbitraire de ses caprices. Son pouvoir est certes absolu, mais il n'est pas sans conditions. Hobbes met donc à l'origine du pouvoir politique non pas une vérité cachée comme Pascal, mais une vérité dont l'essence est d'être explicite. Il s'agit de la convention fondatrice de l'Etat qui explicite l'origine du pouvoir politique; cette origine est explicitée sous la forme d'une énonciation claire, virtuellement réassumable par les citoyens à tout moment. Chacun est supposé comprendre que si la loi est la loi, c'est uniquement parce qu'elle est faite par le souverain et pour aucune autre raison. Loin de voir, comme chez Pascal, dans cette idée la cause possible d'une désobéissance civile, Hobbes en fait, au contraire, un des principes fondamentaux de l'obéissance. C'est précisément lorsque cette vérité n'est plus reconnue que la désobéissance se produit. Une fois établi, l'État ne peut se maintenir qu'à condition de fonctionner sur le mode de l'adéquation, de l'éradication de la fiction. Pour que les lois civiles soient obligatoires, pour qu'elles aient force de loi, elles doivent être signifiées de manière adéquate. Qu'est-ce qui, dès lors, remplace la fiction ? Comment l'opinion du peuple se forme-t-elle ? L'institution politique ne peut se maintenir que par un double effet de la raison : effet de la raison du côté des sujets qui doivent comprendre que l'État, avec ses lois, son usage de la force, est nécessaire au maintien de leur être et de leur bien-être ; effet de la raison chez le souverain ensuite, qui doit se conformer aux règles qui gouvernent l'artifice politique, c'est-à-dire, en clair, se donner pour fin le bien du peuple. Ce n'est donc pas l'imagination, comme chez Pascal, mais la raison qui définit les conditions d'un bon fonctionnement de l'ordre politique. Il s'agit ici davantage de penser la raison que la force. CONCLUSION : Si la condition d'une suppression de la fiction repose sur le principe d'une rationalité commune des gouvernants et des gouvernés, la fiction ne se laisse cependant pas facilement éradiquer. En effet, en dehors des conditions optimales de fonctionnement de l'Etat, c'est-à-dire d'une situation dans laquelle les gouvernants et les gouvernés seraient conduits par la raison, la fiction, dont on croyait s'être débarrassé, revient. Les conditions optimales de fonctionnement de l'Etat ne se rencontrent jamais et c'est précisément pour cette raison qu'il y a irréductibilité de la fiction en politique. Pour que l'Etat puisse fonctionner de façon optimale, il faudrait supposer les hommes capables de suivre spontanément leur raison, ce qui serait nier les conditions qui rendent l'existence de l'Etat nécessaire. Si on peut

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définir les conditions optimales, entièrement rationnelles, de fonctionnement de l'édifice politique, il ne s'agit là que d'un idéal auquel ne parvient aucun Etat réel, fût-il le plus transparent ou démocratique. N’y a-t-il pas dès lors une autre voie pour éradiquer la fiction-illusion de la politique ? Plutôt que de tenter de la supprimer purement et simplement, ne peut-on tenter de substituer à la fiction-illusion un autre type de fiction : la fiction-transparence. III) LA FICTION DEMOCRATIQUE S’il y a des modes de production de la fiction dans l'espace public et communicationnel démocratique (la fiction-transparence notamment), ce qui fait la spécificité d'une démocratie, c'est que l'usage de la fiction, qui est bien réel et somme toute irréductible, est compensé par l'exercice de la critique qui s'opère par la liberté de parler, d'écrire et de publier. En sorte que s'il n'est pas possible d'éradiquer la fiction, du moins est-il possible, en démocratie, de la critiquer, d'en mettre en évidence les ressorts, voire d’en atténuer les effets délétères (manipulation, surveillance, etc.). Dès lors, le jeu de la fiction et de la critique est constitutif du débat démocratique et de la formation de l'opinion. L'existence d'un régime démocratique n'est jamais gagnée, elle a besoin d'être constamment réinventée. A) L’ESSENCE DE LA DE DEMOCRATIE A quelle condition un pouvoir est-il légitime? Pour répondre à cette question, Rousseau, dans Le contrat social, nous invite à distinguer le fait du droit (cf. repère : « en fait / en droit ») : il ne s’agit pas ici de savoir ce qui est, mais ce qui doit être. Le seul pouvoir légitime, c’est celui auquel on aura soimême librement souscrit. Je ne suis tenu d’obéir qu’aux lois à l’élaboration desquelles j’aurai participé. Le pouvoir politique n’est légitime que s’il s’agit d’une libre contrainte que je me suis imposée à moimême. La liberté politique ainsi entendue ne peut pas consister à faire ce qu’on veut. Il ne s’agit pas d’indépendance (ne pas avoir de maître). Ce serait l’anarchie: obéir aux lois quand cela me convient et à condition que cela me convienne et seulement aussi longtemps que cela me conviendra... La liberté politique est ici définie comme autonomie (se donner à soi-même ses propres lois, être son propre maître). Tout autre pouvoir que celui-ci ne sera qu’un despotisme plus ou moins supportable, plus ou moins édulcoré, plus ou moins déguisé. Le problème, c’est que je ne suis pas toujours d’accord avec les lois votées. Suis-je tenu d’obéir à des lois pour lesquelles je n’ai pas voté? Est-ce que ce ne serait pas retomber dans le despotisme, une dictature du plus grand nombre? Mais en même temps, si chacun n’obéit qu’aux lois qui lui conviennent, c’est le retour à l’état de nature, à la loi du plus fort! Il faut distinguer le “pacte social”, contrat par lequel les hommes entrent librement en société et renoncent à leur liberté naturelle (leur droit naturel sur toutes choses), et l’acte par lequel on vote des lois. Le “contrat social” suppose une libre adhésion individuelle à une communauté politique. C‘est l’acte solennel par lequel je deviens citoyen, c’est là que naît une communauté politique, par un consentement unanime. Où l’on rencontre de nouveau la fiction, celle du contrat social, fiction qui ne désigne pas ici l’illusion ou le leurre, mais un principe régulateur : peu importe que ce contrat ait existé ; il suffit, pour que l’Etat soit légitime et les lois justes, que ce contrat puisse exister en droit ; il s’agit non d’une origine empirique ou historique, mais d’un fondement, d’une règle. Une autorité, une décision est juste quand elle pourrait être approuvée, en droit, par tous, par tout un peuple et par chacun

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quand on fait abstraction de ses intérêts égoïstes ou contingents. En ce sens, devenir citoyen, c’est s’engager à l’avance à obéir aux lois, sans réserve. Le vrai paradoxe, c’est qu’obéir aux lois, c’est être libre. Si on a des lois, c’est précisément pour ne pas avoir de maître : « Quand chacun fait ce qu’il lui plaît, on fait souvent ce qui déplaît à d'autres, et cela ne s'appelle pas un état libre. La liberté consiste moins à faire sa volonté qu’à n'être pas soumis à celle d’autrui; elle consiste encore à ne pas soumettre la volonté d’autrui à la nôtre. Quiconque est maître ne peut être libre, et régner c'est obéir (…) Il n’y a donc point de liberté sans Lois, ni où quelqu’un est audessus des Lois (…) Un peuple libre obéit, mais il ne sert pas ; il a des chefs et non pas des maîtres; il obéit aux Lois, mais il n’obéit qu’aux Lois et c'est par la force des Lois qu'il n’obéit pas aux hommes. » (Lettres de la Montagne, 8e lettre). Il faut ici distinguer obligation et contrainte (cf. repère) afin de ne pas confondre toutes les limitations de la liberté individuelle et de distinguer celles que nous subissons (par exemple, la menace d'une arme) et celles qui nous engagent (par exemple, une dette à rembourser). La liberté va de pair avec l'obligation et s'oppose à la contrainte ou à la nécessité. L'obligation est un impératif moral ou juridique, comme le devoir, le respect des lois ou celui des engagements que l'on a pris. L'obligation implique des rapports avec autrui dans un cadre fixé par des règles. La contrainte est une nécessité, un état de fait qui n'est ni légal ni moral. Pour me sentir obligé et non simplement contraint, je dois voir un sens à l'impératif qui pèse sur moi. Le droit suppose une soumission volontaire, une reconnaissance, un acte d’assentiment de l’esprit. La force, si elle peut me contraindre, ne m’oblige pas : elle n’implique pas que je me soumette à elle en esprit. Ma soumission est le fruit de ma faiblesse ou de ma prudence. Mais ce constat n’entraîne pas une reconnaissance légitime. La force contraint, le droit oblige. L’obligation est une obéissance volontaire et légitime ; la soumission est le fait d’obéir à une puissance contre son gré ; l’autorité est le pouvoir légitime d’imposer l’obéissance, de commander à autrui (il s’agit ici d’une obéissance acceptée excluant la violence directe) ; l’obéissance est l’acte par lequel les individus se plient volontairement à la loi ou à l’ordre légitime. Seule l'autorité peut inspirer le respect. Il ne faut donc pas confondre l'autorité (légitimité, obligation) et l'autoritarisme (contrainte) qui mène à la tyrannie, qui s'impose par la crainte, l’origine et le fondement : la force peut être à l'origine du pouvoir mais ne peut en être le fondement, au sens de ce qui légitime et justifie en droit et pas seulement en fait. En se soumettant à l'État, l'individu ne se soumet donc qu'au droit, c'est-à-dire à ce qui rend sa liberté possible. En me soumettant à l'État, c'est à la loi que je me soumets. Le règne du droit, à travers les lois qui l'expriment, doit être le but ultime de l'État. On appelle républicaine cette conception de l'État où l'organisation du pouvoir fait que c'est la loi qui est le véritable souverain. L'État légitime est celui qui promeut la liberté. La loi doit éviter l'asservissement de l'homme, elle doit exprimer l'intérêt commun qui unit les citoyens. En ce sens, une institution politique est légitime quand elle est une république. La république n'est pas une forme de gouvernement, comme peuvent l'être la démocratie, la monarchie, etc., mais la forme que revêt toute souveraineté politique si elle ne veut pas être despotique. Rousseau définit ainsi la république : « J'appelle donc République tout État régi par des lois, sous quelque forme d'administration que ce puisse être : car alors seulement l'intérêt public gouverne, et la chose publique est quelque chose. Tout Gouvernement légitime est républicain »

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(Contrat social, livre II, chapitre VI). Comment, dès lors, les lois se font-elles ? Chaque individu est double: il est à la fois un homme particulier qui a des intérêts particuliers (des désirs) souvent opposés à ceux des autres, et il est en même temps un citoyen qui a les mêmes intérêts que tous les autres. A la fois particulier et universel. Le désir est particularisant, il m’oppose aux autres hommes. Mais en tant que citoyen, j’ai les mêmes intérêts que tous les autres citoyens. Exemple: comme homme, j’ai peut-être intérêt à devenir tyran pour pouvoir assouvir tous mes désirs. Comme citoyen, j’ai intérêt à ce qu’il n’y ait pas de tyran du tout. Et lorsqu’il s’agit de voter des lois, je ne me repère pas sur mes intérêts particuliers, mais sur l’intérêt général. C’est-à-dire, au fond, je me repère sur les intérêts de tous, moins les miens. De ce point de vue, la république française telle que nous la connaissons n’incarne en rien les principes de Rousseau! Ce serait plutôt le règne de l’esprit de parti: chacun pense savoir mieux que les autres ce qui est bon pour eux, mais c’est surtout bon pour lui. En plus, la souveraineté du peuple est délégué à de “représentants” (les parlementaires), des “spécialistes” qui s’y connaissent mieux en politique qu’en les affaires qu’ils ont à gérer. Sur ce point on peut rappeler ce que dit Lévi-Strauss d’une tribu sud-américaine, chez laquelle il a cru lire une reprise des principes de Rousseau. Dans cette tribu, avant toute décision qui engage l’avenir commun, on palabre longuement pour fixer les avantages et inconvénients des options possibles. Puis, symboliquement, on se bat. Enfin, on passe au “vote”! Ce combat qui précède l’expression des avis est une manière de vider à l’avance toutes les querelles qui pourraient naître de l’issue du scrutin. Il y aura forcément des “mécontents”, mais comme ils se sont battus avant, ils ne vont plus se battre après. Il s’agit d’une manière symbolique de refaire l’unité sociale à chaque décision communautaire qui pourrait en compromettre l’intégrité. A cette pratique “tribale” on peut opposer nos pratiques “démocratiques”: chaque vote de lois est motif à sécession ; c’est le règne de l’état de nature en quelque sorte, puisque c’est le plus puissant parti qui l’emporte au vote, non l’intérêt commun. Le vote des lois, loin de refaire l’unité, est le motif de la dissension. Dans cette optique, on entend par démocratie un régime où le peuple est souverain. C’est le peuple, c’est-à-dire l’ensemble des citoyens sans distinction de naissance, de richesse ou de compétence, qui détient, ou qui contrôle, le pouvoir politique, choisit ses gouvernants et sanctionne leur action. En sorte que chacun peut, en droit, se lancer dans la compétition politique. Une démocratie peut très bien avoir un roi, si le peuple le juge bon ou l'accepte (exemples de l'Angleterre et de l'Espagne, où c’est le peuple, non le roi, qui décide de la politique suivie, et même du maintien ou non de la monarchie). Souveraineté du peuple ne signifie pas que le peuple gouverne, ni même qu'il fait la loi, mais que nul ne peut gouverner ou légiférer sans son accord ou hors de son contrôle. Le choix des gouvernants procède ainsi d’élections libres (liberté de candidature, libre formation et fonctionnement des partis politiques, liberté de suffrage, liberté du scrutin, etc.). L’exercice du gouvernement appartient à la majorité, en même temps qu’il y a reconnaissance, par la majorité, des droits de la minorité, qui constitue une forme centrale de contre-pouvoir (droit pour l’opposition à la libre critique, droit, à la suite de nouvelles élections, à l’alternance du pouvoir). B) DEMOCRATIE ET EDUCATION DU CITOYEN La démocratie ne peut exister que pour un peuple suffisamment éclairé : il ne peut y avoir de

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démocratie pour un peuple illettré, ignorant ou entièrement superstitieux. La démocratie est liée à un certain développement de la raison. D'où la question de l'éducation du citoyen. Une démocratie exige des citoyens un certain sens de l’universel, la capacité d’adopter des principes d’action acceptables par tous, correspondant à l’intérêt de la communauté dans son ensemble. Elle leur demande une forme de moralité que le XVIIIe siècle appelait vertu. En effet, pour maintenir le corps social, garantir la liberté commune, empêcher le retour à l’état de nature, tout ce qu’il y a à faire, c’est d’empêcher que les intérêts privés ne prennent le pas sur l’intérêt général. Il faut que les citoyens soient vertueux, pensent à tous avant de penser à eux, c’est le meilleur rempart de la démocratie. Mais l’Etat doit-il éduquer les citoyens ? Comme on ne naît pas citoyen, cette éducation semble être la condition d’existence de la citoyenneté et donc de l'État : un citoyen non éduqué n’aurait pas les moyens d’exercer sa citoyenneté, donc sa liberté. Mais le risque est grand d’une transformation de l’éducation en propagande, l’Etat devenant ainsi un maître à penser. Si l’Etat éduque, cela ne doit pas vouloir dire que le régime se sert de l’éducation comme vecteur de sa propagande. En sorte que l’éducation bien comprise ne doit pas être un dressage. Cette éducation doit être éducation à la liberté. Éduquer, c’est former et non guider ni endoctriner. Former les citoyens, c’est leur donner les moyens d’exercer leur souveraineté. Pour Danton, après le pain, l’éducation est le premier besoin du peuple. Il faudrait même corriger l’ordre et placer l’éducation en premier, car on peut bien nourrir un peuple tout en lui retirant son existence de peuple. Mais il ne s’agit pas seulement d’éduquer le futur citoyen, les citoyens doivent être éduqués dans le sens où l’Etat doit leur fournir la possibilité d’exercer leur citoyenneté. D’où La pluralité comme condition de l’éducation des citoyens. Les institutions cultivant le citoyen sont plurielles (il n’y a pas que l’école) et doivent être pluralistes. Le rôle des partis : ils ont une fonction d’éducateurs politiques. Un parti est en effet une organisation destinée dans la lutte pour le pouvoir à s’en emparer ou à le conserver. Il est donc un instrument, une machine pratique. Mais il représente aussi un point de vue, et par là il est une machine théorique qui contient des dogmes (vérités de foi) et des vérités s’appuyant sur des preuves (historiques, économiques…). En ce sens, les partis politiques distribuent une culture, ils éduquent, puisqu’ils contribuent à la formation de l’opinion publique. La publicité des assemblées. Dans une république il est du devoir de l’Etat de rendre la “ chose publique ”. L’objectif de la publicité de ces assemblées “ est que, par ce moyen, l’opinion publique devienne capable d’avoir des pensées vraies, des vues justes de la situation et du concept de l’Etat, ainsi que de ses affaires, et acquière ainsi la capacité d’en juger plus raisonnablement ” (Principes de la philosophie du droit, § 315, page 317). La démocratie est donc cet Etat qui éduque les hommes, par ses lois, ses institutions, l’esprit qui les anime, dans lequel les individus s’humanisent en apprenant à constituer une véritable communauté, fondée sur le refus de la violence et de l’arbitraire. Il s’agit ainsi de former des citoyens actifs, assumant leur statut de “ gouvernants en puissance “ : la discipline et l’acquisition des comportements fondamentaux doivent préserver et renforcer le libre exercice du jugement individuel; éducation du jugement politique comme éducation à la discussion : c’est par la confrontation des points de vue que l’individu échappe à l’étroitesse de ses propres opinions

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pour accéder à une conception d’ensemble des problèmes et de l’intérêt de la communauté. En somme, l’éducation des citoyens actifs doit donner les moyens - l’information, la méthode, le pouvoir -, le goût et l’habitude de la participation à la discussion. L’Etat doit éduquer les citoyens si l’on comprend par là qu’il doit leur donner les moyens de développer et d’exercer la souveraineté qui les définit, et non qu’il doit les contraindre à l’obéissance. Alors seul L’Etat démocratique a ce devoir, mais on peut se contenter de cette restriction puisque seule la démocratie a pour membres des citoyens au sens strict. C) LES DIFFICULTES DE LA DEMOCRATIE On a tendance aujourd’hui à considérer la démocratie comme le « meilleur » régime politique ou, comme le disait Winston Churchill, que c’est « le moins pire ». Dans la République, Platon élève plusieurs réserves contre le régime démocratique : elle cultive le désir et donc l’injustice dans les hommes ; c’est un régime laxiste, chacun s’y occupe de ses seuls intérêts particuliers, elle permet la constitution de “lobbies”, etc. Dans toute démocratie, à plus ou moins long terme, c’est le désir, l’intérêt personnel qui mènent la barque. Il ne s’agit donc pas vraiment d’un régime politique: c’est un laisser-aller généralisé. L’opinion commande, c’est-à-dire que le nombre et l’ignorance l’emporteront toujours sur les avis les plus autorisés. Le meilleur indice en est que c’est la très démocratique Athènes qui a condamné Socrate, “le plus juste des Grecs”, à boire la ciguë. Dans Gorgias, Platon reproche à la démocratie d’être le domaine de la flatterie. Le premier sophiste venu aura tôt fait de convaincre la masse de n’importe quoi. C’est la rhétorique, “ouvrière de persuasion”, qui détient le vrai pouvoir, contre les compétences réelles des individus les plus qualifiés. Il ne s’agit pas d’être le plus qualifié, mais de paraître l’être. La politique reste le domaine des apparences par excellence. Il semblerait qu’aujourd’hui encore ces critiques gardent une certaine acuité. C’est celui qui parle le plus fort (le tribun) qui s’impose le plus facilement. Les promesses électorales semblent n’être que des engagements de pure forme pour plaire (“flatterie”) à la masse. Et à quoi arrive-t-on? A ce qu’on appelle pudiquement les “affaires”, la collusion du politique et du monde des affaires, où les déshérités sont laissés pour compte (la “ploutocratie”). Et le vrai pouvoir revient toujours aux mêmes experts malgré les changements de majorité, qui défendent des intérêts corporatistes (les “grands corps de l’Etat”). Mais est-ce réellement cela la démocratie? Le pouvoir, non du peuple, mais du plus grand nombre, où ce n’est pas la compétence, mais l’opinion, l’ignorance qui l’emportent, où on n’accorde un rôle politique au peuple que pour qu’il s’en dessaisisse aussitôt au profit de ses élus. On peut ainsi se demander, à la lumière de la critique platonicienne, dans quelle mesure les démocraties occidentales correspondent à cette définition de la démocratie et de l’éducation du citoyen : pseudo démocraties qui sont en fait des aristocraties, des oligarchies ou des “médiocraties” (démocraties gouvernées, non par de véritables hommes d’Etat, mais par des médiocres obsédés par des intérêts partisans), le pouvoir réel de décision échappant au citoyen. Les démocraties modernes sont en réalité des aristocraties, si l’on considère qu’elles sont

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gouvernées par l’élite des citoyens les plus compétents, ou bien des oligarchies, si l’on estime qu’elles le sont par la minorité des plus fortunés, ou par celle des “décideurs” issus du monde des affaires. Maurice Duverger définit les démocraties occidentales comme des « techno démocraties » étroitement contrôlées par une oligarchie économique. Beaucoup d’individus, qui plus est, se désintéressent totalement des problèmes politiques : on parle d’une crise de la citoyenneté et de la politique qui est aggravée par la crise économique et les phénomènes de marginalisation. Sans compter que pour mener une vie “publique”, il faut disposer de temps, de ressources financières, se faire reconnaître au sein d’un parti, d’un syndicat, d’un groupe de pression, acquérir de l’influence et de l’autorité : poids des institutions, des “appareils”, des positions acquises, etc. Plus fondamentalement, la participation du peuple en grand ou en très grand nombre renforce la difficulté et la fragilité de ce régime. Dans sa forme, en effet, le gouvernement démocratique ne manque pas d'inconvénients : soumission des volontés particulières à la volonté générale; le modèle du suffrage universel garantit-il la qualité et la justice ce qui sort des urnes (exemple de l'avènement du régime hitlérien) ? Toute idée est-elle bonne du moment qu'elle émane d'une majorité ? Il y a des despotes éclairés et des démocrates dans l'erreur… La contrainte exercée par une majorité, qui peut avoir tort, sur une minorité, qui peut avoir raison, constitue une limite du modèle démocratique. Risque que la démocratie devienne le despotisme de la majorité. Pour Alexis de Tocqueville, en effet, l'histoire est une marche inexorable vers l'égalité. La démocratie remplace, en effet, la société d'ordres de l'Ancien Régime. Mais cette passion de l'égalité qui anime les hommes dans les démocraties a aussi un visage négatif : elle peut paradoxalement se retourner contre la liberté en ce sens que l'égalitarisme risque de déboucher sur un nivellement des conditions, où les hommes deviennent médiocres, repliés sur leur vie privée, soumis à un Etatprovidence par rapport auquel ils n'ont plus aucune autonomie. : « « je vois une foule innombrable d'hommes semblables et égaux qui tournent sans repos sur eux-mêmes pour se procurer de petits et vulgaires plaisirs dont ils emplissent leur âme...Au-dessus de ceux-là s'élève un pouvoir immense et tutélaire, qui se charge seul d'assurer leur jouissance et de veiller sur leur sort...il aime que les citoyens se réjouissent, pourvu qu'ils ne songent qu'à se réjouir. Il travaille volontiers à leur bonheur; mais il veut en être l'unique agent et le seul arbitre; il pourvoit à leur sécurité, prévoit et assure leurs besoins, facilite leurs plaisirs, conduit leurs principales affaires, dirige leur industrie, règle leurs successions, divise leur s héritages; que ne peut-il leur ôter entièrement le trouble de penser et la peine de vivre ? » (De la Démocratie en Amérique). CONCLUSION : La politique peut-elle se passer de la fiction ? Manifestement non, puisque la démocratie produit elle-même ses propres fictions (celles de la transparence des décisions, de la volonté générale, de la citoyenneté, etc.). La démocratie, malgré tous ses défauts imperfections, peut néanmoins atténuer les effets délétères de la fiction en la critiquant, en la soumettant au débat démocratique, en exhibant ses ressorts cachés. La démocratie est le mode de gouvernement où les problèmes sont résolus par une discussion, à laquelle chacun est de droit partie prenante. La démocratie est la reconnaissance du rôle fondateur du sujet libre. De même que le sujet est l'origine de sa propre vie, de même le citoyen est l'origine des institutions qui vont gérer sa vie sociale. La politique est ainsi la substitution de la polémique à la guerre, de la recherche de l’accord aux seuls rapports de force. C’est, en effet, par la

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confrontation des points de vue que l’individu échappe à l’étroitesse de ses propres opinions pour accéder à une conception d’ensemble des problèmes et de l’intérêt de la communauté. Mais si la démocratie est le meilleur des régimes ou le moins mauvais, elle est aussi le plus difficile à réaliser : la démocratie n'est pas un régime politique sans défauts, défauts que nous avons examinés et qu'il importe d'autant plus de reconnaître que cette reconnaissance est la condition pour que la démocratie se réalise comme un régime authentique de liberté.

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